21 Juin 23

Le modèle coopératif comme solution à l’angoisse des cinéastes ?

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Vous l’aurez remarqué, il n’y a pas eu de chronique la semaine dernière. C’est que nous étions tous fort occupés à mettre la dernière main à la sortie d’autres chroniques, notre série de capsules humoristiques Les Chroniques du Charbon, disponibles dès aujourd’hui sur la plateforme de la RTBF, Auvio.

Cette sortie est peut-être l’occasion pour moi de lever en quelque sorte un coin de voile sur l’activité de notre société de production, Big Trouble in Little Belgium. Pas uniquement dans une idée d’autopromotion, rassurez-vous. Mais parce que le sujet se raccroche d’une certaine manière aux angoisses qui traversent le monde du cinéma depuis le dernier Festival de Cannes.

Il y a bien sûr eu le discours de Justine Triet, dont je parlais il y a deux semaines, mais aussi cette lettre ouverte de la Société des Réalisateurs de Films, qui s’inquiète de l’ingérence toujours plus grande de ce qu’on appellera les forces de production (l’ennemi réel n’est pas nommé dans le texte, comme d’habitude) dans l’intégrité artistique des oeuvres. Ils y dénoncent des scénarios modifiés, des castings imposés, des choix musicaux prescrits, ou des altérations du montage à la diffusion.

Welcome to the real world

Le premier point d’étonnement, ici, c’est que ce sujet apparaisse maintenant ! On a quand même envie de se demander dans quel monde ont vécu les signataires jusqu’ici. Les éléments que ces auteurs citent sont, si pas monnaie courante, terriblement fréquents. Des films dont le montage est malmené pas le diffuseur télé, des films dont le casting est imposé, ou dont le distributeur national revoit complètement la copie parsèment l’histoire du cinéma.

C’était par exemple une spécialité de Miramax, la société des frères Weinstein, connus pour remonter les films achetés à l’étranger pour le marché américain. On se souviendra aussi d’un film d’action Thaïlandais, Ong Bak, sur lequel Luc Besson avait eu la bonne idée de plaquer la musique d’un groupe de rap français, heureusement bien oublié depuis, pour sa distribution en France. Et n’importe quel belge se souvient d’avoir vu au moins un film dont la fin était charcutée sur RTL-TVI. Pour ma part il s’agissait de Mad Max, amputé de ses 30 dernières minutes, rien que ça.

Evidemment, vous aurez remarqué le point commun des films que je cite. Il s’agit presque exclusivement de films populaires. Donc, personne ne s’en est vraiment soucié.

Or, ici, les signataires sont tous des auteurs installés : les frères Dardenne, Toledano et Nakache, Albert Dupontel (qui ne fait plus dans le populaire depuis longtemps), Jacques Audiard, Claire Denis.

Et là, forcément, ça ne va plus du tout !

A bas la marchandisation

C’est ici que le pont se fait avec notre petite expérience.

Ce que cette carte blanche met en évidence, c’est une double opposition dans laquelle les auteurs de cinéma aiment à se positionner.

La première, ce sont les forces de production, les forces de l’argent qui, comme le disait François Hollande (avant de s’aplatir devant elles), n’ont pas de nom, pas de visage, pas de patrie. C’est, à mon sens, le prolongement d’un vieux tropisme qui sévit sur tous les plateaux, quels qu’il soient : il y a d’un côté la prod’, et de l’autre les valeureux travailleurs. Une volonté de toujours, malgré tout, se trouver un patron. Quelqu’un qui empêche de créer en rond. Quelqu’un motivé uniquement par l’argent. Quelqu’un qui, idéalement, ne comprend rien à l’art. Tous des mini Bob Iger. Ou des mini Netflix, choisissez votre tête de Turc.

La seconde, qui s’avoue nettement moins facilement, c’est l’opposition bourdieusienne entre cinéma d’auteur et cinéma populaire. Avec ce sous-entendu, de moins en moins caché, que seul le cinéma d’auteur a besoin d’être sauvé. Que l’on maltraite les films depuis les débuts du cinéma, soit. Mais qu’on ne touche pas au cinéma d’auteur. Halte à la marchandisation !

Et si on renversait la perspective ?

Si l’on devait prendre notre projet de société de production sur son versant théorique, ce sont ces deux oppositions auxquelles nous tentons de nous attaquer.

Que serait une société de production sans producteur ? Ou plutôt, où tout le monde serait producteur ? Où ceux et celles qui occupent les fonctions de production sont des travailleurs comme les autres, d’ailleurs susceptibles d’occuper d’autres postes sur d’autres projets ?

Comment fonctionnerait une telle société sans un patron contre lequel râler ? Sans une “prod’” contre laquelle relâcher sa frustration ?

Quels sont les droits d’un auteur (scénariste, réalisateur) quand tous sont propriétaires de la société qui produit le film ? Est-ce que, hormis ses droits légaux sur l’oeuvre, sa voix doit avoir plus de poids que, disons, la cheffe opératrice, ou les comédiens et comédiennes ? Est-ce que le fait que ce soit le réalisateur qui arbitre les choix sur un plateau lui donne plus de pouvoir que les autres ?

Qui doit décider du destin d’une oeuvre ? De la manière dont elle sera diffusée, vendue ? L’auteur ? Le producteur ? Ou tous les travailleurs et travailleuses qui ont oeuvré à faire de ce film une réalité ?

Portait des cinéastes en ouvriers

Je l’ai dit, notre petite entreprise est une expérience en temps réel. Toutes ces questions que nous nous posons collectivement, nous n’y avons encore aucune réponse. Nous continuons à pester lorsqu’on entend quelqu’un se plaindre de “la prod’”. Ou lorsqu’un cinéaste se comporte comme si il était porteur d’une “vision”.

On cherche des solutions. Mais ces solutions, on en est persuadés, se trouvent dans une troisième voie entre l’auteurisme et la tant décriée marchandisation.

Elle se trouve dans ce que j’appelle pour l’instant, faute de mieux, l’éthique ouvrière. Elle consiste à considérer les films comme des chantiers, où certains travailleurs occupent temporairement le rôle de contremaître (les réalisateurs, les directeurs de production ou de post-production), où des hiérarchies temporaires s’installent, autour d’un concept un peu trop vite considéré comme un synonyme de domination : l’autorité.

L’autorité au sens de reconnaissance de capacités qui permettront au projet d’avancer mieux et plus rapidement. Une autorité qui n’est pas basée sur un diplôme d’une quelconque école. Ni sur une désignation arbitraire ou financière. Mais sur une cooptation.

Essayer, se planter, recommencer

J’ose le dire : le concept d’auteur nous gêne aux entournures. En tout cas tout ce que ce concept charrie depuis l’avènement de la politique du même nom. Nous ne croyons pas à l’omnipotence de l’artiste et de sa vision. Surtout pas dans une industrie qui engage des sommes faramineuses et des dizaines de talents sur chaque tournage.

On croit que les films populaires sont aussi des films d’auteur … sans Auteur. Nous aimons que nos scénaristes aient une fonction sur les plateaux. Que nos accessoiristes développent aussi des scénarios. Nous pensons qu’un projet, pour être meilleur, doit passer de mains en mains.

Nous pensons qu’il existe des moyens de faire des films autrement. Pas forcément des films différents. Mais des manières de concevoir la production, et la création de manière différente. Plus pragmatique, en laissant les grands discours de côté.

On n’y arrivera pas d’un coup de baguette magique, bien sûr. On tâtonne, on se plante parfois. Mais puisque chaque nouveau film est un nouveau laboratoire, autant s’en servir comme tel.


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