10 Juil 24

Vers la fin des petits producteurs indépendants ?

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En avril dernier, lors du bilan du Centre du Cinéma de notre Fédération Wallonie Bruxelles, une petite phrase m’avait marqué.

C’était au cours des séances de questions réponses, exercice traditionnellement accaparé par la petite triplette de corps intermédiaires qui représentent les hautes sphères de la production audiovisuelle, qu’elle s’est glissée.

Tout va pour le mieux ?

Il fallait néanmoins être aux aguets pour la capter, au milieu d’une séance de flagornerie envers la Ministre de la Culture sortante qui a gêné jusqu’à l’intéressée elle-même. Car, il faut le dire, pour nos grands hommes sensés représenter les intérêts des travailleurs audiovisuels, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ou pour le dire dans leur jargon : les planètes se sont enfin alignées.

Pour eux, aucun problème dans notre système de production. Que nos films et séries ne soient pas vus ne les inquiètent pas. Que nous soyons sans cesse plus un pays de coproduction, dépendants de voisins plus puissants non plus. Pas plus que la situation inquiétante, économiquement et humainement, du secteur de la distribution.

Non, tout au plus voient-ils un petit nuage poindre à l’horizon. Ou plutôt une énorme tarte à la crème : l’IA.

Et donc, glissé au détour d’une phrase, ce défi : les rachats et fusions de sociétés de production. Notez bien que ce n’est pas un problème, juste un défi.

Consolidation en cours

Qu’est-ce que ça veut dire ? Moi-même, j’ai eu un peu de mal à savoir de quoi il s’agissait. Mais, les semaines avançant, le phénomène est devenu plus clair. Petit à petit, presque à bas bruit : des sociétés de production de taille moyenne se font racheter dans des processus de fusion acquisition. Le phénomène est déjà bien en cours en Flandre. Ainsi de De Mensen-Les Gens, dans lequel le groupe Newen - appartenant à TF1 - a pris des parts majoritaires, ou de Warner, qui a racheté le studio flamand et hollandais EyeWorks, il y a de cela déjà 10 ans maintenant. Studios qui produisent une grande partie des contenus de nos télévisions nationales, des séries 1985 et Trentenaires/Dertigers aux émissions à grand budget comme Het Verhaal van Vlaanderen.

Or, il semblerait que le phénomène s’accélère : petit à petit, le secteur de l’audiovisuel se consolide.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce mouvement de concentration, dans le sillage de la crise Covid mais pas seulement.

Les raisons du changement

Il y a d’une part l’augmentation drastique des coûts de production. Un film moyen belge pouvait encore coûter moins de deux millions d’euros il y a une dizaine d’années. Aujourd’hui, le devis moyen dépasse allègrement les 3 millions, voire 3,5 millions, même pour de petites productions. Dans ces conditions-là, impossible de produire un film uniquement en Belgique et, de moins en moins, de faire un film majoritairement belge. D’après les chiffres de la Commission du Cinéma, la proportion de films majoritairement belges franchophones s’effondre de plus de 10 points entre 2021 et 2023. De même pour la part de financement belge dans les films produits, qui passe à peine encore la barre des 20% de financement.

Certes ces chiffres sont à prendre avec les précautions d’usage, étant donné le contrecoup du Covid. Mais néanmoins, la tendance est là, la Belgique francophone est, de plus en plus, un pays de coproduction. Minoritaire qui plus est. Notre pays est même structurellement construit ainsi. Le principe du Tax Shelter favorise les coproductions, et les mécanismes de financement régionaux se soucient peu de savoir si un film est d’initiative belge ou non. Leur souci est de faire travailler des prestataires de service belges. C’est leur fonction, et c’est probablement très bien ainsi.

Autre facteur, la modification drastique du paysage audiovisuel. Ce n’est un secret pour personne : les grandes plateformes ont inondé le marché de la production de leur cash. Or, si elles se sont dans le même mouvement mondialisées, leur mode de production exige des sociétés d’une toute autre dimension que celles que nous avons sur notre territoire. De fait, mis à part Into The Night, bien peu de séries sont commanditées directement à un producteur belge.

En soi, le problème n’est pas déterminant. Mais l’irruption des plateformes a bien entendu créé des effets de bord. En dehors du marché national du diffuseur initial, la marché des séries s’est fortement tendu ces dernières années. Pour avoir une chance d’exister en dehors de ce marché national, il faut là aussi développer des productions nettement plus ambitieuses. Nécessairement portées par des sociétés de productions financièrement solides. Ou en passer, une fois encore, par la coproduction.

Enfin, dernier facteur, directement en corrélation avec le précédent : une frilosité accrue des bailleurs de fonds traditionnels. Même si l’uniformisation et la fuite des talents auxquelles conduisent les deux précédents facteurs essaie d’être contrebalancée par les désormais sempiternels (et bien peu efficaces) appels à projets, ceux-ci produisent, à de très rares exceptions près, l’effet inverse de celui escompté. Peu financés, créant un effet d’aubaine dont ne ressortent finalement que les mêmes profils d’étudiants de hautes écoles, intellectualisés aux mêmes références, ils approfondissent en fait l’écart entre petites et grosses productions, et transforment petit à petit un plafond de verre en structure bétonnée.

Comment être un petit producteur ?

Et donc ne reste qu’aux tout petits et moyens producteurs que deux solutions : mourir de leur belle mort, parfois à petit feu, ou s’allier à plus grand qu’eux. C’est ainsi que l’on voit les petites boîtes de prod partager ou carrément céder leur propriété intellectuelle pour espérer voir leur projet être produit. Avant sans doute de se faire absorber. Puis cette plus grosse structure sera elle aussi acquise par une autre, soucieuse d’améliorer son assise internationale. Et soyons clairs, de jouer sur la plus large palette possible d’aides à la production.

Que reste-t-il aux petits producteurs, qui chercheraient à rester indépendants ? Des miettes : les fonds culturels, quelques fonds européens pour les plus chanceux. De plus en plus rarement les fonds régionaux, dont les conditions deviendront sans cesse plus difficiles à atteindre.

Bref, un écart sans cesse grandissant en le bas et le haut de l’échelle.

L’exemple de la musique

Quelles sont les conséquences d’une telle concentration ? Pour y répondre, tournons-nous, une fois encore, vers le monde de la musique. On le sait maintenant, ce qui se passe dans le secteur musical arrivera une dizaine d’années plus tard dans le cinéma. Ca a été le cas pour le boom du CD, pour l’explosion du “piratage” sur internet, de la crise liée à l’arrivée du streaming.

Depuis le début des années 2000, le secteur musical a connu une vague de fusions-acquisitions assez impressionnante. Si bien qu’aujourd’hui presque plus aucun petit label indépendant n’existe par lui-même. Oh, bien sûr, il reste des petits Iroquois de ci, de là, des artisans du disque comme il existe des artisans du livre. Mais dans le circuit commercial, il ne reste quasiment d’un seul indépendant, qui ne l’est lui aussi resté que grâce à des acquisitions.

Le résultat, il se fait surtout sentir au bas de l’échelle. Chez le petit artiste. Un article de Slate décrivait ainsi le quotidien des artistes actuels, livrés à eux-mêmes, faute de structure pour les encadrer en début de carrière. De même, il y a un an, le magazine belge Larsen décrivait la fin de la classe moyenne de la musique, entre concurrence acharnée pour un peu de visibilité et frilosité des salles de concerts elles aussi mises sous pression.

Fin de la recherche-développement ?

En clair, finie la structure à l’ancienne, où le label faisait le boulot de recherche et développement. Tous auto-entrepreneurs. Tous sur les mêmes starting blocs, mais pas avec les mêmes moyens. Et n’émergent que ceux qui ont l’heur de plaire aux réseaux divers. Les Angèle, les Pierre De Maere, tous deux enfants du buzz.

Et pour les autres, une vie de bâton de chaise, puisque là aussi, il n’y a pas grand-monde pour les aider à passer le plafond de verre de l’artiste émergent.

C’est ce destin-là qui attend sans doute le monde de la production audiovisuelle : la fin de la recherche-développement et une dichotomisation en deux classes de créateurs : les giga stars (internationales) et les autres, obligées de se tourner vers Youtube, autre jungle encore plus impitoyable, mais qui offre encore l’illusion de pouvoir chercher sa voie. Ou auprès de producteurs militants qui s’épuiseront quelques années à la tâche, avant de passer la main à d’autres.

Pour peu qu’ils existent encore, d’ici-là.


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