19 Oct 22

Jean-Luc Godard a-t-il gagné ?

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Jean-Luc Godard est mort il y a quelques semaines, mais une certaine idée du cinéma, qu’il incarnait à son corps défendant, lui a bien survécu. Une des grandes chapelles du catéchisme auteuriste à moustache à même atteint le sommet du ridicule en titrant “Dieu est mort”.

Je dis à son corps défendant parce que Godard a toujours été mal à l’aise avec la statue qu’on lui a érigé de son vivant. Et parce qu’il a été l’un des premiers à clamer que la Politique des Auteurs a été une erreur, ou en tout cas un concept mal interprété.

Portrait de cinéaste en métaphore de son industrie

Mais l’esprit de Godard, lui, est bien vivace. Celui d’un personnage profondément ambivalent, cynique, d’une mauvaise foi crasse et dont le discours était souvent en opposition totale avec ses actes. C’est un personnage capable de tirer à boulet rouge sur la télévision avant de faire de la (mauvaise) télévision. Il est le premier à reprendre la défense des producteurs mais est capable de voler de l’argent, ou de détourner une commande. Sa correspondance avec Truffaut, assassine, est à ce titre édifiante.

Godard

Jeune critique il a employé tout son talent et sa mauvaise foi pour défendre des cinéastes populaires totalement oubliés de l’histoire (qui se souvient de Norbert Carbonnaux ?) mais a ostensiblement tourné le dos au public une fois devenu cinéaste. Cinéaste, il a fait des films de plus en plus obscurs tout en constatant, attristé, que le cinéma intéressait moins.

On pourrait croire que Godard, en tant que figure tutélaire, c’est un peu une aberration sans grande importance. Un cinéma en vase clos, composé de films de plus en plus obscurs, gonflés par une critique aveuglée par la fascination. Je pense que la question de l’influence de Godard est plus profonde que cela.

L'ambigüe position d'un milieu

De par mes activités professionnelles, je suis amené à entrer de plus en plus loin en amont du processus de création d’un film. Sa production, son montage financier, son développement artistique, son écriture. Et, au plus je rentre dans ces arcanes, au plus cette ambigüité, cette ambivalence que je décris comme godardienne me paraît instiller une grande part de ce qu’on appelle “l’industrie” ou pour le dire comme Godard, les professionnels de la profession.

Je m’explique: le discours ambiant, dominant, est que le cinéma, le nôtre en particulier, a besoin d’un vent de fraîcheur. Des nouvelles voix, de nouveaux visages, et surtout des nouvelles formes. Il faut de la diversité, de la représentativité. Les administrations poussent de toutes leurs forces, avec leurs propres moyens, pour promouvoir cette ouverture : soutien aux séries télé, ouverture d’un fonds de productions légères destinés à de jeunes auteurs sans expérience, bourses pour la création de comédies, notes de diversité, et j’en passe.

Reste qu’une grande part des professionnels de la profession, eux, ne l’entendent pas vraiment de cette oreille. De nouvelles voix, de nouveaux visages, oui, pour autant que ces voix disent exactement ce qu’on est prêts à entendre.

De nouvelles voix, mais pas de nouveaux discours

Qu’est-ce que je veux dire par là ? Ce que j’ai déjà dit par ailleurs dans une autre chronique. Le vrai filtre de la diversité n’est jamais nommé et, de fait, n’a jamais sauté. Il s’agit du filtre social. Le cinéma tel qu’il est aujourd’hui est fait, jugé, financé par une classe sociale bien précise : la bourgeoisie intellectuelle. La plupart ont beau, comme moi, être des transfuges de classes et même des précaires, ils s’identifient, agissent et voient le monde à travers ce filtre.

Dans cet ordre d’idées, un film populaire est forcément vulgaire et ne peut devenir intéressant que si il rejoint leur propre discours. C’est ce qui est arrivé à des cinéastes comme Adam McKay, méprisé pendant 20 ans avant qu’il ne réalise The Big Short. Et un film “issu de la diversité” devra parler de grands sujets de société : les migrants, le sort des femmes, la violence de la police, etc. Exemple-type: les Misérables.

Tout, et je pense vraiment tout, ce qui sort du cadre est indigne d’intérêt. Une comédie se doit d’être maline et avoir si possible un qualificatif (loufoque, tragique, absurde, au choix). Un film peut être à la lisière du fantastique mais pas trop quand même. Et surtout, ne pas être trop gore.

Ok Boomer

Vous vous dites sûrement que ça y est, je suis entré dans le stade du vieux bougon. Et c’est sans doute vrai. Je vais donc essayer d’étayer ma thèse avec un exemple : les aides aux productions légères. Les aides aux productions légères sont des bourses qui existent depuis 2017, et dont le but est d’offrir l’opportunité à des artistes issus d’autres milieux, à de jeunes cinéastes “hors circuit”, de faire leurs premiers pas dans le cinéma. A ce jour, 21 aides ont été octroyées, par à chaque fois un jury de professionnels indépendant, toujours différent. Aucune collusion, ou biais personnel possible donc.

Sur les 21 films, 13 sont des films de genre, comédie ou fantastique. C’est plutôt pas mal. Mais si on y regarde de plus près, les comédies sélectionnées se divisent en 2 catégories : celles qui se moquent des pauvres, et celles qui se rient de problèmes de riches. Ce qui n’est pas la même chose. On a d’un côté un film comme Fils de plouc, issu de deux gamins du sérail qui ont fait les grandes écoles. Il pue le mépris de classe à plein nez. De l’autre, on a un film comme Une vie démente, où une grande bourgeoise est atteinte de sénilité précoce, au grand dam de son fils, qui n’a pas l’air de se faire trop de soucis financiers non plus d’ailleurs.

Bon, le genre, mauvaise pioche.

Coucou la diversité

Pas grave, prenons l’angle de la diversité. Ah ben non plus, non : 8 projets sont portés par des femmes, dont 2 en coréalisation avec un homme. 2 projets sont issus de la diversité d’origine, et tous deux sont des drames, sur la difficulté d’intégration et sur la violence endémique en Guyane.

Alors, espérons que ce soient de nouvelles voix qui s’expriment ? Encore raté. Presque tous les porteurs de projet (sauf 3) sortent d’une des grandes écoles de réalisation et/ou ont 1 ou 2 films (courts et même parfois longs) à leur catalogue. Ils auraient pu sans aucun problème passer la voie classique de la production d’un long métrage, mais non, ils trustent les premières places en productions légères, avec le risque, en passant de faire baisser les devis sur les autres productions, et aggraver les conditions de travail de ceux qui, pour le coup, sont de vrais ouvriers.

Un parfum de Titanic

L’industrie du cinéma est une chaîne. Une chaîne de valeur. Il faut prendre cette expression au propre, mais aussi au figuré. Les valeurs, morales, qui sont développées en amont percolent jusqu’à l’aval, c’est à dire les salles, les services de streaming. C’est aussi parce qu’on en arrive à reproduire cette vision bourgeoise des choses qu’en bout de course, on se retrouve avec un marché divisé : pour les bonnes âmes bourgeoises, des salles confortables, et abordables!, en centre ville, pour le bas peuple, des hangars froids, plus chers, et aux sièges collants, en périphérie.

Toute l’industrie est en panique, on l’a vu la semaine dernière. Les chiffres en salles, déjà pas fameux, du cinéma belge francophone, sont encore pires depuis la reprise, et mettent en péril l’existence de certains distributeurs. Mais la production, elle, va encore bien. L’argent coule à flots, les films se font, et même de plus en plus vite. Les petits systèmes d’antan tanguent, mais tiennent encore le coup. Et donc, de là-haut, on s’étonne : pourquoi donc les films ne marchent pas ? Je ne l’invente pas : j’entends ce genre de question posée régulièrement, avec une naïveté sincère.

Jean-Luc Godard s’est suicidé, en vertu du droit à l’euthanasie existant en Suisse.

Est-ce qu’on doit vraiment filer la métaphore jusqu’au bout ?


PS: je ne peux que renvoyer à cet article du magazine Frustration, qui date un peu, mais abonde dans ce sens.


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