14 Mar 24

La colère de l’outsider

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Que serait une cérémonie de remise de prix sans sa polémique ? Même les plus petites, comme notre cérémonie des Magritte du cinéma belge francophone, ne peuvent pas vraiment s’en passer.

Celle qui a touché cette édition, dont la cérémonie s’est déroulée ce samedi 9 mars 2024, est somme toute assez classique : le grand favori des nominations s’est retrouvé à ne récolter quasiment que des prix techniques. Cette année, c’est sur le film du réalisateur Baloji, Augure, que cette déconvenue est tombée. Et celui-ci n’a pas manqué de vocaliser sa déception.

A première vue, tout cela n’aurait pas grande importance. Et c’est bien comme cela que tout le monde, du président du comité organisateur de la Cérémonie aux médias, semble, à ce jour, le traiter : l’accès d’aigreur d’un artiste déçu.

Mais il y a peut-être lieu de se pencher sur la teneur du discours de Baloji, pour y voir tout de même autre chose que de la simple rancoeur.

Mauvais perdant ?

Reprenons les mots de l’auteur, tels qu’il les a lui-même posés sur ses réseaux sociaux : Je prends acte de l’avis de la grande famille du Cinéma Belge francophone qui considère AUGURE comme un film d’art, mais pas un film de fiction cinématographique.

Elle récompense ses qualités techniques pour dire que mon incompétence a été palliée par les fantastiques professionnels du cinéma que sont Eve Martin, Joachim Philippe, Elke Hoste et leurs équipes.

Les votants du cinéma belge francophone s’adressent à moi en disant que je ne suis pas de leur monde donc je prends acte.

J’ai compris votre message.

C’était la première et la dernière fois que je me présentais aux Magritte, car je refuse de jouer leur jeu de la diversité, de l’inclusivité, du tokénisme noir dans le quota de minorité ethnique, car clairement nous n’avons pas de place dans le cinéma belge ailleurs que dans la figuration.

Se défaire de la charge raciale, c’est décider que mon sentiment de légitimité ne passera plus par votre reconnaissance.

Je salue tous les gens qui vont penser que c’est un post de mauvais perdant, et tous ceux qui comprennent que se taire, c’est faire le jeu du copinage, de l’entre-soi et du mépris de classe.

Copinage, entre-soi et mépris de classe. Les mots sont durs.

Le salaire de la peur

Mais ce n’est pas non plus la première fois qu’ils sont prononcés. Il y a 4 ans, déjà, un article mentionnait un même entre soi, pointé par plusieurs personnes du métier … dont aucune n’a osé témoigner à visage découvert. Avec parfois des raisons hallucinantes, comme cette phrase lancée par une réalisatrice anonyme: “Vous n’imaginez pas les conséquences en termes de non-subside, de non-sélection, de non-nomination et de portes fermées pour un professionnel*.”

Et on n’oublie pas non plus les remous causés par ce reportage de la RTBF autour du fonctionnement de notre petit milieu, qui avait lui aussi provoqué une levée de bouclier et des cartes blanches de la part de la profession.

Mais revenons-en à Baloji. Car ce qu’il fait n’est pas vraiment “cracher dans la soupe” comme on pourrait déjà l’entendre. Il place le discours sur un terrain politique. Baloji n’accuse personne. Il décrit un comportement de groupe, d’un champ social particulier.

Dans l’article du journal Le Soir qui est consacré à ce début de polémique, Baloji ne limite qui plus est pas sa critique à cette seule remise de prix. C’est tout son parcours audiovisuel qui démontre, selon lui, un mépris qui reste de l’ordre du non-dit. Je le cite à nouveau : “Depuis que j’essaie de faire du cinéma, depuis 2012, ma légitimité est en cause. Mes courts-métrages sont considérés comme des clips. Le combo film choral et mystique qui se passe au Congo pose problème. De la première à la dernière étape, on questionne mes intentions. Ce que j’entends, c’est : Tu n’es pas des nôtres. Et je trouve ça assez violent.”

Effet de champ

Si vous me suivez un peu, vous savez que je ne suis moi-même pas le dernier à pointer un certain conformisme dans le milieu du cinéma, un regard que je me permet de qualifier de bourgeois sur tout ce qui touche au cinéma.

La teneur du discours de Baloji me semble être dans le même sillage. Non pas que certains membres d’une élite cinématographique tenteraient de lui faire barrage personnellement, terrain sur lequel certains autres cinéastes ont tenté de jouer. Mais plutôt qu’il y a une vision assez largement partagée de ce qu’est le cinéma. Une vision forgée dans les écoles, et dans les médias de cinéma, principalement français.

Une vision qui promeut une certaine façon de raconter des histoires, la prééminence artistique de certains genres sur d’autres, en bref une vision formatée de ce qui fait un “bon film”.

Que l’on se comprenne bien, ce n’est donc pas qu’il y ait un tout petit groupe de happy few qui feraient, seuls, la pluie et le beau temps sur le cinéma belge (choses qui se sont aussi entendues). Mais il y a une vision, qui a beaucoup à voir avec notre subordination sans cesse grandissante à la France, de ce qu’il faut pour être reconnu comme un cinéaste digne de ce nom.

Bien sûr du côté du comité organisateur des Magritte, on plaide la bonne foi, puisque tous les votes sont vérifiés par huissier. Et la malchance, car il semblerait que les votes aient été systématiquement très serrés. Ce à quoi on rétorquera qu’ils auront aussi systématiquement penché du même côté.

Les mots de la marge

Car c’est cela, en fait, le problème. Il n’y a bien sûr pas eu tricherie, ni collusion. Juste une conjonction de facteurs qui guident un inconscient commun si l’on veut. C’est à cet inconscient que s’attaquent les mots de Baloji.

Car c’est lui qui guide in fine ce qu’est notre cinéma. Qui détermine ce qui doit être, ou non, financé. Qui fera qu’une comédie, un thriller, un film d’horreur ou un documentaire militant, aura toujours plus de mal à passer les étapes de financements. Qu’un dossier écrit par une personne sortie des écoles, ficelé et façonné comme il faut, sera plus rapidement financé. Qu’un transfuge de classe sera toujours sympathique, dynamique, motivé, enthousiasmant, mais…

Personne n’en est responsable, personne n’est coupable. c’est juste ainsi qu’est infusé un corps social qui se trouve être, dans ce cas précis, celui du cinéma.

Et quand un outsider vient tenter de le bousculer, il faut, à minima, écouter vraiment la teneur de ses mots.


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