04 Oct 23

Peut-on critiquer l’industrie du cinéma d’auteur ?

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Lire les articles des Inrockuptibles, pour autant que cela reste à dose homéopathique, est un petit plaisir presque anthropologique. C’est à chaque fois un vrai régal, un concentré de la pensée bourgeoise dominante.

Ainsi, le magazine détenu par le milliardaire Matthieu Pigasse, et qui n’est depuis des années plus que l’ombre de lui-même, continue néanmoins à croire qu’il est au centre de la pensée culturelle. Et défend ainsi bec et ongles une vision de la culture héritée de ses années de gloire.

Le magazine était déjà en première ligne de la défense de Justine Triet à Cannes. Depuis, le gouvernement français, peut-être par pur esprit mesquin, a mandaté la Cour des Comptes pour effectuer un audit des dépenses du CNC français. Ce rapport a été rendu public le 20 septembre 2023.

Le rapport de la colère

Il s’agit d’un rapport touffu, de 132 pages, qui brasse évidemment très large : de la gestion des aides aux problèmes de ressources humaines, en passant par la clarté de l’information comptable.

Toutes choses évidemment très rébarbatives pour le commun des mortels, y compris cinéphile.

Et pourtant, ce rapport est dans ses très grandes lignes positif envers l’action du CNC qui, au cours de la décennie étudiée, a su se montrer dynamique, réactif par rapport aux évolutions de l’industrie et même exemplaire dans sa gestion de la crise du Covid.

Bien sûr, il y a aussi des critiques. Si on écarte les pures questions comptables et financières - qui sont pourtant pour le moins intrigantes - la Cour des Comptes pointe quelques soucis. Dont le principal est la multiplication des processus de soutiens, qui rend les aides du CNC de plus en plus opaques pour les novices, et avantage donc, de facto, les sociétés de production installées.

Mais ce n’est pourtant que sur un seul point de ce rapport que les Inrocks focalisent les deux articles qu’ils consacrent au sujet. Cette question, c’est celle de l’augmentation du nombre de films produits. En 18 ans, de 2001 à 2019, le nombre de films d’initiative française produits chaque année a augmenté de 40%. Pendant ce même laps de temps, la fréquentation en salles globale pour ces mêmes films d’initiative française a légèrement régressé, à 75.9 millions d’entrées.

Règle n°1 : on ne parle pas de problème de production

Alors bien sûr, et le rapport le souligne, les modèles économiques ont fortement changé lors de cette même période. Néanmoins, ces chiffres doivent interpeller, car la salle reste, malgré tout, l’indicateur principal du reste de la carrière d’un film de cinéma. La part des films faisant moins de 20.000 entrées salles, et donc lourdement déficitaires, est passée d’un quart à un tiers sur cette période. Pendant que la part de financements publics (sans qu’il soit précisé de quels financements il s’agit) passe de 20 à 28% du budget global.

D’un pur point de vue financier, les aides sont moins efficaces. Et cela aussi peut mettre en péril le système.

D’autant qu’un autre chiffre interpelle : 2% seulement des films d’initiative française sont bénéficiaires, et contribuent donc positivement au système du CNC. Cela rend donc en fait le cinéma français entièrement dépendant du cinéma d’initiative étrangère. Et bien sûr américain en premier lieu.

Interrogé sur divers médias, Pierre Moscovici, le Président de la Cour des Comptes, répète auprès de qui veut l’entendre que son organisme ne propose pas une baisse du nombre de films aidés. Il sait, comme tout le monde, qu’on ne peut pas séparer en amont de la production les succès des échecs.

Règle n°2 : on ne parle pas de problème de production

C’est pourtant sur ce seul point que les Inrocks et les personnes que son journaliste interrogent insistent.

Car tout ce discours est bien sûr selon eux rempli de sous-entendus. C’est une petite musique conservatrice contre laquelle il faudrait toujours se défendre.

Et de prendre des exemples ponctuels pour étayer leur discours. Robin Campillo qui, après 2 flops, rencontre le succès avec 120 battements par minute. Justine Triet qui après un premier film qui recueille 28.000 spectateurs en salles, décroche la Palme d’Or et un million de tickets vendus. Etc, etc.

L’éternel combat du micro contre le macro. De l’exception, qui devrait nécessairement confirmer la règle, contre la tendance lourde.

On pourrait bien sûr rentrer dans ce débat, et souligner à quel point cette surchauffe productionnelle, qu’elle donne de bons ou de mauvais films - mais selon quels critères ? - pose un réel problème industriel.

Règle n°3 : on ne parle pas de problème de production

Mais on n’y entrera pas. Parce que le problème qu’on retrouve dans un état chimiquement pur dans les articles des Inrocks, c’est que ce débat est automatiquement neutralisé par des accusations de conservatisme, d’attaque à l’exception culturelle française.

Il y a pourtant, il faut le reconnaître, une remarque d’ordre qualitatif dans ce rapport de la Cour des Comptes. Une phrase en fait. Même pas, une parenthèse au détour d’une phrase. La voici: “De nombreux interlocuteurs rencontrés reconnaissent pourtant que cette surabondance de l’offre de films (pour certains insuffisamment aboutis) a des conséquences dommageables en termes d’exposition et de visibilité des films eux-mêmes, de nombreux films restant simplement une semaine sur un nombre limité d’écrans.”

Parce que oui, Les Inrocks ne convoquent bien sûr qu’une seule catégorie d’acteurs de l’industrie, les cinéastes et les producteurs. Pas un seul distributeur pour expliquer à quel point il est aujourd’hui incapable de faire tenir un film plus d’une semaine en salles. Ce qui conduit automatiquement à la baisse d’influence du bouche-à-oreille que vient de pointer une autre étude … du CNC ! Pas d’exploitant non plus qui, devant l’offre surabondante, en est réduit à faire des choix uniquement commerciaux.

C’est cela, le propre de la pensée bourgeoise : défendre l’art contre toute autre considération, surtout économique. Car c’est la meilleure méthode pour que les moyens de production de cet art “pur” selon leurs propres critères, reste entre leurs propres mains.

Que ce genre de discours soit porté par un magazine lui-même déficitaire, porté à bout de bras par un milliardaire qui l’a transformé en magazine de mode, tout en détruisant les conditions de travail de ceux-là même qui produisent ce discours, est une métaphore en soi de l’état du modèle culturel contemporain.


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