12 Avr 23

Ciné des villes et ciné des champs

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Lorsque vous explorez les programmations des salles de cinéma françaises - mais attention, je parle de la vraie France, celle de Valenciennes, Lens, ou Bruay-La-Bussières - vous tombez sur des films qui n’ont droit qu’aux notules dans les magazines culturels (ou magazines de mode, on ne sait plus très bien ces derniers temps).

Ce sont des films comme L’établi (”Service minimum” pour Le Figaro), Sur les Chemins Noirs (”Dujardin se la joue” selon Première), Sage-Homme (”Convenu” d’après Télérama) ou Je verrai toujours vos visages (”Mièvre”, tranche Libération).

Les “films de province”

Leur particularité ? Etre des films qu’on appelle “provinciaux”. Des films qui ont de meilleurs résultats en province que dans la région Parisienne. Bien sûr, ce genre de phénomène existe aussi chez nous, et nos gentils distributeurs nationaux ont aussi cette expression dédaigneuse qui sous-entend qu’il y a des films de péquenauds, et du grand cinéma, qui reçoit des prix et des couvertures de magazines avec son actrice principale en décolleté plongeant.

Si ce n’est qu’en Belgique, on le sait, on n’a pas la culture du chiffre. Nous n’avons même pas de Box-Office et mis à part de vagues statistiques sur la présence des femmes devant et derrière les écrans, aucune donnée fiable à nous mettre sous la dent.

Le phénomène des écarts entre la capitale et le reste du pays est loin d’être neuf, et le grand magazine professionnel Le Film Français fournit même un coefficient Paris-province des entrées salles. Si j’en parle aujourd’hui, c’est qu’une chronique sur France Inter, vers laquelle m’a dirigé l’ami David Hainaut, nous informe que ce coefficient ne cesse de se creuser un peu plus chaque année.

Pas que les Tuche, les Ch’Tis et les Bodins

Le coefficient moyen a longtemps été de 4, soit 4 spectateurs “de province” pour 1 spectateur parisien. Mais pour un film de Dany Boon, par exemple, ce coefficient est passé à 10. Pour les Tuche, on monte à 14. Mais le record est aujourd’hui tenu par Les Bodins en Thaïlande, de Frédéric Forestier avec un coefficient de … 356. Résultat qui a plongé la rédaction des Inrockuptibles dans la consternation. Et qui l’a conduit à rapidement décocher une “analyse” pleine de morgue, puis une critique du film que, forcément, elle n’avait pas vu.

Cet écart entre la capitale et le reste du pays ne touche évidemment pas les blockbusters américains, qui sont vus uniformément sur le territoire. Il concerne plutôt la gamme de films juste en dessous, celle des films à moyen budget. Quand aux films à petit budget, la disparité est beaucoup plus forte d’un film à l’autre, et il est difficile d’en sortir une tendance.

Alors, qu’a à nous dire ce coefficient Paris-Province ?

Le Parisien, journal qui a en quelque sorte la double casquette d’être un journal de la capitale et populaire, ne se départit certes pas de son arrogance quand il traite le sujet en 2017. On y lit le débonnaire Richard Patry, à l’époque président de la Fédération des cinémas français, déballer tranquillement que «En province, la sortie cinéma du samedi, c'est comme le gigot du dimanche. On y va en famille, et il faut que tout le monde sorte content, de la mamie au petit dernier.»

coefficient paris province

Mais, dans la liste des films que l’article met en avant, on commence à voir une certaine tendance. Tout d’abord le rapport Paris-Province tourne à l’avantage des films français. Des comédies, bien sûr, mais pas seulement.

Rendez-vous en Terre Inconnue

Ce qu’on peut remarquer aussi dans les films qui “performent” le mieux en province, c’est le profil de ses personnages. Des prolos. Des gueux, des paysans, des gens qui passent leurs vacances au camping, des Ch’tis gentiment bas du front. Mais aussi : des infirmières, des institutrices, des ouvriers, des jeunes filles qui surmontent un handicap, ou des gens qui traversent la fameuse “diagonale du vide”.

Comme le dit une des personnes interrogées par le journaliste-ethnologue envoyé par Les Inrocks en Terre Inconnue comme il l’écrit lui-même : Les Bodins eux, au moins, ils parlent de nous.

Alors qu’à Paris, on préfère aller voir le dernier film peu ou prou indépendant américain, ou la dernière saillie cynique de Ruben Ostlund. A Paris, on regarde Succession en streaming, avant d’aller voir Knives Out ou Parasite sous prétexte d’une haine des riches mâtinée d’envie.

Le Goût des Autres

Ce qu’il y a peut-être de plus intéressant dans cet écart grandissant dans les goûts cinématographiques entre Paris et sa province, c’est ce discours effaré et dédaigneux qui cherche à tout prix à se concentrer sur “Le goût des Autres”. Alors que les concernés leur crient à tue-tête que la vraie question est celle de la représentation. Peut-être que tout simplement, des gens vont au cinéma parce qu’ils ont envie qu’on leur raconte des histoires de gens comme eux.

Et ce n’est pas une surprise de découvrir que le dernier rapport de l’Arcom, l’organe français de régulation de l’audiovisuel et du numérique, pointe une situation désastreuse en termes de représentation : 65% des personnes représentées à la télévision (fiction et hors-fiction) sont des urbains, 4% sont issus des banlieues et 13% des ruraux. Chiffres qui sont en baisse constante. En termes de catégories socio-professionnelle, c’est pire : les CSP+ composent 75% des représentés, les CSP-, 10%. Loin, très loin des réalités de la société.

On reproche parfois au cinéma de ne plus être ce reflet de la société, ce ciment entre toutes les couches de la population, unies dans une même salle obscure. De ne plus raconter d’histoires fédératrices. Et c’est vrai. Mais peut-être ne regarde-t-on tout simplement pas le problème de la bonne façon. Que cette question de goût cache, comme je le répète, une question de distinction sociale. Et on peut continuer à dénigrer les Tuche, les Bodins et autres Camping. Cela n’empêchera pas une majorité de gens de préférer s’identifier à eux qu’à une bande de milliardaires sur un yacht.


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