En ce mois de novembre 2024, Les Cahiers du Cinéma ont décidé de consacrer leur dossier mensuel à la production de films.
Voilà qui est évidemment intéressant, venant d’un magazine qui a sacralisé le réalisateur jusqu’à l’aveuglement. L’envie d’aller y voir de plus près était évidemment forte. Mais, forcément, ce voyage d’une trentaine de pages ne pouvait être que décevant pour celui qui prenait au mot le titre du dossier : produire aujourd’hui, la fabrique du cinéma français.
Décevant certes, mais pas vraiment étonnant. Les Cahiers du Cinéma font du Cahiers du Cinéma. Ils romantisent le métier de producteur en “accompagnateur de la vision des auteurs”.
La production, métier de cocagne ?
A lire les interventions des différentes personnes interrogées, on a le sentiment de vivre dans une sorte de métier de cocagne. Le financement d’un film n’y est qu’une question de choix stratégique. On choisit à quel “guichet” on va aller chercher de l’argent, qui a l’air miraculeusement disponible.
On y entend des phrases comme “il nous reste encore beaucoup d’argent à trouver pour être à la hauteur de nos ambitions” de la part d’un producteur qui travaille sur un projet de film d’auteur à … 12 millions d’Euros de budget (le même budget que le dernier Largo Winch).
Ou “Le jour où un producteur arrête d’être curieux, il est mort”. Comme si c’était là tout ce qu’il fait de ses journées : repérer les talents dignes d’être produits.
On y voit des producteurs, tous bien blancs, poser en tenue impeccable sur le bel escalier en bois de l’hôtel particulier qui accueille les bureaux des Cahiers. Et deviser sur leurs succès respectifs, de Leos Carax à Justine Triet. Puis dire à quel point ils sont vigilants de chaque inflexion que le pouvoir politique pourrait avoir sur les sources de financement.
Jusqu’ici, tout va bien
On a également droit à l’inévitable, et toujours aussi inutile, article sur l’Intelligence Artificielle. Mais aussi sur le projet de restructuration de l’infrastructure de production “France 2030”, qui vise à doter le pays de nouveaux plateaux de tournages, de facilités de post-production, etc, en vue d’attirer encore plus de productions internationales. Cela en évoquant à peine le risque que cela fait peser sur la production indépendante, comme cela a été le cas en Angleterre et en Espagne.
On y apprend aussi au détour d’un article sur notre système belge de production légères, - et c’est presque un scoop - que celui-ci n’aurait pas vraiment été créé pour permettre à de jeunes auteurs qui ne sont pas issus des filières classiques d’émerger. Mais de permettre à des cinéastes comme Emmanuel Marre, Valéry Rosier ou le couple Sirot et Balboni de trouver des financements, alors qu’ils ne travaillent pas sur base de scénario, ce qui leur barrait la route du financement classique.
On y découvre aussi, certes, des propositions intéressantes de la part de nouvelles structures, qui cherchent à travailler de manière plus horizontale, et cherchent à mélanger les aspects créatifs et productionnels. On y apprend aussi, contrairement aux fantasmes, que l’avance sur recettes du CNC ne finance que 10% des films produits chaque année en France.
Où est le métier réel ?
Mais, des réalités du métier de producteur, rien à l’horizon. Où sont ces producteurs, que je rencontre pourtant, qui sont en permanence au bord de la faillite? Qui ne savent pas quand et si ils vont se payer ? Qui se ruinent la santé, physique et mentale, pour un métier ingrat, dans lequel ils se font en plus traiter de voleur tous les quatre matins ?
Soyons de bon compte, un seul intervenant, Denis Freyd d’Archipel 33, coproducteur entre autres des films des frères Dardenne, mentionne ce que c’est que d’être un producteur indépendant aujourd’hui.
Quand on lui demande ce qui a changé dans le métier depuis ses débuts, il répond: “Aujourd’hui, les producteurs, et notamment les jeunes qui sont souvent en sous-effectifs, sont bien plus absorbés par les tâches techniques, administratives et financières.”
Et, plus loin: “ Je vois à quel point certains jeunes producteurs galèrent, avec l’angoisse permanente de la cessation de paiement. Et quand ils ont bien fait leur boulot, qu’ils ont révélé un cinéaste, ils le voient partir vers des sociétés plus expérimentées. Depuis longtemps, les financeurs disent “On en a assez de toutes ces petites sociétés en sous-effectif, où les questions juridiques et financières ne sont pas maîtrisées. Regroupez-vous ou adossez-vous à un groupe” Quand j’ai commencé, le jeune producteur indépendant était hyper valorisé. Aujourd’hui, je ne suis pas sûr qu’ils soient accueillis à bras ouverts. Est-ce que le milieu leur laissera le temps, comme on me l’a laissé ?”
Voilà qui ressemble un peu plus à une réalité concrète. Sans être sûr qu’elle se limite aux jeunes producteurs.
Nos oncles d’Amérique
En fait, pour avoir une vision plus claire de ce qu’est la réalité de la production indépendante aujourd’hui, c’est paradoxalement vers les Etats-Unis qu’il faut se tourner.
Il y a un mois de cela, une productrice américaine, Karin Chien, a mené une étude pour le compte d’un programme de la Harvard Kennedy School auprès de producteurs de documentaires indépendants, déjà bien installés dans leur carrière.
Elle a interviewé des dizaines d’acteurs du milieu, et épluché une centaine de livres et d’articles sur le sujet, non seulement pour élaborer une cartographie des producteurs indépendants, mais aussi dégager plusieurs points qui déterminent la pérennité ou non d’une entreprise de production.
Le point de départ de cette enquête, pour elle, a été de découvrir à quel point ce métier avait un turnover élevé. Et pas uniquement parce que des sociétés ne tenaient pas le coup financièrement. Mais aussi, et peut-être surtout, parce que les travailleurs et travailleuses, les producteurs eux-mêmes, ne tenaient pas le coup.
Ce qu’elle a découvert, c’est que c’est la modélisation elle-même du mode de production qui était la cause de ces effondrements. Le modèle de la production au projet, où pour chaque film il faut relancer sans cesse la machine du financement, finit par faire ressembler la production au gig work, le micro-travail emmené par la plateformisation. Le producteur de film indépendant devient le coursier à vélo du cinéma.
Et c’est évidemment le modèle dominant, y compris chez nous.
Le modèle le plus résilient qu’elle ait repéré est celui du slate, d’un catalogue de projets à porter en parallèle, qui répartit le risque sur plusieurs projets. Mais ce modèle requiert un accès au capital en amont, que ce soit par fonds privés ou publics, qui ne sont pas accessibles sans avoir atteint une certaine masse critique.
Bourdieu en Amérique
Enfin, surtout, elle a découvert un milieu extraordinairement fermé, en ce qui concerne non seulement l’accès au capital - ceux qui ont accès à un capital financier et symbolique avant même de se lancer sont grandement avantagés - mais aussi à l’information. L’information sur la manière d’accéder aux financements, qui contacter, comment créer un dossier, quels arguments sont importants pour tel ou tel financeur. Tout cela sont des secrets jalousement gardés entre ceux qui possèdent déjà ce capital informationnel.
Ces quelques conclusions de l’étude de Karin Chien résonnent étrangement avec le constat lucide de Denis Freyd dans les Cahiers du Cinéma.
On assiste aujourd’hui à une fermeture par le haut des métiers de la production, un resserrement sur quelques acteurs dominants. Pas par une sorte d’oligarchie rampante du milieu, mais par une aversion sans cesse grandissante au risque, à la diversité - et principalement à la diversité sociale. Rappelons ici une fois encore cette étude sur la quasi-disparition des ouvriers dans les postes artistiques du cinéma en Angleterre.
La gig economy du cinéma
Une fermeture qui oblige les nouveaux entrants à endosser pour eux-mêmes le risque que ne veulent plus prendre les détenteurs de capital, qu’il soit public ou privé. Là aussi, comme dans la gig economy.
Comme on n’arrête pas de le voir dans l’histoire récente, les promesses de démocratisation apportées par les progrès techniques - comme l’a été le passage au digital dans le cinéma - a conduit à l’exact inverse, une marche en avant de la concentration du capital et du pouvoir. Marche dont le dossier des Cahiers du Cinéma, évidemment sans s’en rendre compte, reproduit exactement le trajet, immuable : une reprise en mains de l’ordre bourgeois.
Et elle se fait toujours avec les mêmes outils, l’argent, le savoir, la réglementation.
Ceux qui possèdent l’accès à ces trois ressources, et qui sont capables de les influer, sont ceux qui réussissent. Pas forcément ceux qui font les meilleurs films.