Nous voilà donc à la saison 2 de ce podcast, après un peu plus d’un mois d’interruption. Et beaucoup de choses se sont passées lors de ce mois : une nouvelle giga-chaîne de salles de cinéma, Cineworld, a révélé ses difficultés financières. Disney a dépassé Netflix sur le marché du streaming. Lightyear a révélé les difficultés de Pixar à encore attirer le grand public en salles.
Mais je voudrais m’attarder sur un autre événement, en apparence assez mineur, qui me semble dire certaines choses sur la nouvelle donne dans l’industrie cinématographique. Il s’agit de l’arrêt de la production du film Batgirl, d’Adil El Arbi et Bilal Fallah.
Development hell ?
Ce n’est pas le premier film pris dans les rêts de ce qu’on appelle le development hell. On pourrait citer le Superman de Tim Burton, le Napoleon de Kubrick ou The Day the Clown Cried de Jerry Lewis parmi les plus célèbres. Sauf que la particularité de l’annulation de Batgirl, c’est que le film n’était pas dans un development hell. Le tournage était terminé, la grande part des 90 millions de dollars de budget dépensés.
Alors que s’est-il passé ? D’après les rumeurs, les premières sneak previews ont renvoyé un taux d’appréciation très bas du public pour le film. Mais ce n’est pas le seul film dans ce cas. Black Adam, du même studio et de la même licence DC, a lui aussi eu de mauvais retours. Et il sortira pourtant bientôt.
Logique industrielle
La véritable cause vient de beaucoup plus loin. Elle vient de la fusion de Warner avec Discovery. Avec en conséquence l’entrée du nouveau conglomérat dans une stratégie centrée sur les services de streaming.
Or, comme vient de le prouver Disney, la domination sur ce marché repose sur l’exploitation de licences fortes. Sur la création d’univers narratifs cohérents. Disney possède Star Wars, Marvel ou encore les licences Alien et Predator. Warner possède Harry Potter ,The Wizarding World, DC comics avec en fer de lance l’univers Batman ou encore Game of Thrones.
La raison officielle donnée par Warner pour l’annulation de Batgirl n’a rien à voir avec la qualité du film, qui a certes sans doute joué à la marge. Non, l’annulation est liée à un changement de stratégie commerciale et éditoriale, dans laquelle le film Batgirl ne cadrait plus.
L’histoire de Batgirl, d’après ce qu’on en sait, créait un univers parallèle dans la galaxie DC, aves son propre Batman, ses propres supervilains etc. Des personnages qui ne rentrent pas dans la galaxie actuelle, d’où sont ressortis deux filons à exploiter: The Joker et The Batman, les deux récents reboots.
Cela place de fait Batgirl dans la catégorie des films sacrifiables. Et la fusion de Warner avec Discovery exige des économies rapides. D’où la décision de retirer la prise, abruptement.
Transformer une dépense en économie
Reste la question : comment un film qui a déjà dépensé une grande part de ses 90 millions de budget peut-il être une économie ? Pour cela, il faut se tourner vers l’aspect financier. Un film non fini est considéré comme une perte sèche dans un bilan financier. Il donne donc droit à d’importantes ristournes d’impôts, puisqu’ils deviennent des dépenses de recherche et développement. Ce n’en fait donc pas une économie au sens strict. Mais, au pire, les pertes occasionnées sont moins importantes que si le film était terminé, et devait en conséquence être exploité. Avec la haute probabilité d’un flop qui, en plus de faire perdre de l’argent au studio, écornerait l’image de l’univers DC sur laquelle Warner compte dans sa stratégie future.
Voilà donc la particularité du cas Batgirl. Il s’agit peut-être du premier film sacrifié sur l’autel de la licence. Il révèle une chose : le film, ou la série, n’est plus l’unité de base sur laquelle les studios comptent leurs profits. C’est la licence. Créer un film moyen n’est pas tellement un problème, pour autant qu’il continue à développer la licence. Un film en soi n’est plus qu’une dépense marginale dans une structure qui doit porter les bénéfices des studios sur des années, voire des dizaines d’années.
Et qui doit, aussi, apporter ses moyens de diversification: jeux vidéo, attractions de parc à thème, merchandising.
Faire-part de décès du Nouvel Hollywood
Qu’est-ce que cela veut dire pour l’industrie du cinéma ? Peu et beaucoup à la fois. Peu, parce que cela concerne finalement qu’une partie de l’industrie. Certes la plus lucrative, mais une partie quand-même. Mais beaucoup parce que ce mouvement est en fait l’aboutissement d’un changement de génération. De la reprise en mains totale des studios. De la fermeture de la période “nouvel hollywood” en quelque sorte.
Parce que ce qui frappe, c’est qu’il n’y ait au fond aucune réelle levée de boucliers. Les auteurs ne semblent même pas essayer de se battre pour défendre leur film. Le cast est déjà presque assuré d’apparaître dans d’autres films de l’univers DC. Ce qui ne veut pas dire que le film ne réapparaîtra pas un jour. Mais seulement comme opportunité de marketing.
C’est justement cette absence relative de réaction qui marque l’arrivée à maturation de ce cycle. Celle d’une génération de cinéastes-mercenaires qui n’ont pas peur de nourrir la machine à licence, ce qui leur donne les moyens de faire des films plus “personnels”. Ce sont les Sam Raimi, les Taïka Waititi, les frères Russo, les Zach Snyder, les John Favreau.
Des gens qui naviguent facilement entre la commande et projet plus personnel. Entre la série et le film. Qui ne vouent pas une dévotion à la salle. Et qui sont capables de mettre leur égo d’auteur de côté sur un projet pour financer un autre.
L'avènement du cinéaste-mercenaire
A bien y réfléchir, tout n’est pas à jeter dans cette manière de penser, même pour les indépendants. La prédominance de l’auteur, capable de bâtir une carrière sur une vision du cinéma, a depuis longtemps vécu, dans les faits. Seuls une poignée de cinéastes réussissent encore à garder ce privilège. Les autres survivent à coups de commandes, plus ou moins honteuses, plus ou moins assumées, de boulots alimentaires comme prof ou formateur, et avec une énergie folle dépensée à faire exister “leur” projet.
Fondamentalement, quitte à avoir un boulot alimentaire, autant que cela soit dans le métier qu’on s’est choisi, non ?
Encore faut-il avoir l’envie de faire revivre l’industrie du cinéma populaire, et ne pas se boucher le nez devant tout ce qui ressemble de près ou de loin à une comédie, une licence, une adaptation.