15 Juin 22

NFT et financement des films : Spike Lee et Niels Juul au Pays des Merveilles ?

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Même si les cryptomonnaies connaissent en ce moment une chute de cotation vertigineuse, comme d’ailleurs toutes les valeurs technologiques, il ne se passe pas une semaine sans qu’un nouveau projet liant NFT ou cryptomonnaies et cinéma ne voient le jour.

Les projets s’enchaînent, qu’ils viennent de grands noms de l’industrie, ou de petits producteurs qui veulent surfer sur la vague d’engouement. Cannes, encore elle, a bruissé de ces nouvelles opportunités qu’il ne faudrait pas manquer.

La promesse des NFT

Mais quelle est la promesse derrière ces NFT ? Le petit monde de la cryptomonnaie sort doucement de sa période DeFi, pour Decentralised Finance, où elle jouait a boursicoter avec des monnaies qui restaient malgré tout virtuelles. Etre millionnaire en Ethereum, en Solana ou même en Bitcoin ne voulant, en soi, rien dire.

Sauf que, forcément, ces petits jeux ont donné des idées à tous ceux qui cherchent à récolter des fonds. Et parmi eux, bien sûr, les producteurs de films. Il faut dire que si, chez nous, produire un “petit” film indépendant reste encore possible, cela devient de moins en moins le cas aux Etats-Unis, où l’alternative se résume aux gros studios, qui misent de plus en plus sur les superproductions, ou les streamers.

D’où cette idée de se tourner vers les NFT, en emmenant avec soi tout l’attirail idéologique qu’il charrie: la décentralisation, la démocratie, le financement direct par les particuliers et leur participation aux décisions.

Une démocratie financière ?

Bon, on voit déjà là un premier problème : faire participer les financeurs aux décisions. Oui mais lesquelles ? Et avec quelle modération ? Comment se passent les votes ? Et ce processus ne risque-t-il pas de ralentir la développement ?

La solution que les projets les plus avancés proposent, c’est la création d’une DAO, une Organisation Autonome Décentralisée. Niels Juul a créé KinoDAO, The Visible Project de Spike Lee sera lui aussi appuyé sur une DAO. Une DAO, c’est une structure informelle, dont le fonctionnement s’assimile à celui d’une coopérative.

Et on touche là un second problème: créer une coopérative dans le monde réel, avec des gens réunis autour d’une vraie table, et qui travaillent ensemble sur un même projet, tout en veillant au fonctionnement de l’entreprise, ce n’est déjà pas une mince affaire. Tout le monde vient à la table avec des motivations différentes, un bagage culturel, émotionnel, relationnel, différent. Il faut composer avec tout cela. Et ce n’est pas facile.

Le fait d’éparpiller la communauté à travers le monde, via le net, ne résout pas le problème, il l’occulte tout simplement. Les personnes qui voteront, qui s’investiront, qui participeront aux débats, ne sont pas des sujets éthérés, agissant dans le seul intérêt du projet commun, fût il aussi noble qu’un film. Créer un réel mouvement coopératif, maintenir l’engagement et la participation de ses membres dans ces conditions relève tout simplement de l’incantatoire.

Entrer dans la finance par une porte dérobée

Oui, mais il y a d’autres avantages que ces DAO proposent en plus de l’achat d’un NFT ou d’un jeton de cryptomonnaie: du merchandising, la visite de plateau, son nom sur le générique des films, etc. Oui, mais ça ne les distingue du coup pas de campagnes de crowdfunding classiques.

Ce qui les en distingue, par contre, c’est la participation aux bénéfices. C’est le troisième problème. Se financer avec des NFT, c’est très bien, mais si ce NFT est attaché à un contrat qui propose un pourcentage des bénéfices, cela devient un investissement, et c’est une tout autre affaire. Légalement notamment. Votre NFT, de joli JPEG rattaché à un contrat, devient tout autre chose : un produit financier. Et, fort heureusement, les produits financiers sont régulés. Et c’est bien normal. Rappelons la réalité des choses, quelqu’un vous demande de l’argent maintenant avec la promesse de vous en donner plus plus tard. Le fait qu’un film soit créé dans le processus ne doit pas nous aveugler. C’est un placement risqué.

D’autant plus risqué que, forcément, on parle ici de cinéma indépendant. Et donc de films dont la rentabilité est très loin d’être acquise. Une estimation américaine - puisqu’on parle ici de projets américains - donne le pourcentage moyen de 37% de films qui ont été bénéficiaires entre 1990 et 2015. Chiffre auquel il faut rajouter 4% de films qui l’ont probablement été, les données précises étant difficile à collecter. Soit 41% au grand maximum.

Si on ne prend en compte que l’aspect financier de la chose, on trouvera peu d’investisseurs voulant mettre leur argent dans un projet qui n’a que 41% de chances de leur en rapporter.

Un business model bancal

Reste que ces projets de DAO se présentent comme des studios de production et, en produisant plusieurs films, comptent répartir les risques sur tout un catalogue. Et le calcul n’est pas faux. Si on prend l’ensemble des studios, la marge de profit de l’industrie hollywoodienne est de 4.9%. Ce qui n’est pas si mal.

Sauf qu’il faut prendre en compte deux choses :

  1. Il faut produire beaucoup, régulièrement et des films variés pour pouvoir suffisamment répartir le risque et espérer tirer un profit global. Ce que leurs moyens ne leur permettra que dans une petite mesure.
  2. La courbe des profits n’est pas équitablement répartie. Les 6% des films ayant fait les meilleurs résultats au Box Office comptent pour 49 % des profits. Et les 6 % des plus gros flops représentent 53% des pertes. On peut très facilement inférer que ces deux catégories représentent les films aux plus gros budgets. Et, comme nous sommes, avec ces DAO, finalement dans des sociétés à capitalisation privée, il faut absolument réduire le risque. Il faut donc veiller à rester dans un “ventre mou” et éviter le risque financier d’un trop gros budget, pour garder la rentabilité garantie que recherchent les petits porteurs que sont les possesseurs de NFT. Ce qui veut dire flirter constamment avec cette ligne du seuil de rentabilité. Faire des films qui gagnent peu ou perdent peu.

Bref, si elles veulent réussir, ces DAO ont l’obligation de chercher à être raisonnablement rentables. A produire beaucoup, pas cher, et à ne prendre aucun risque, financier et commercial. Pour un secteur qui a désespérément besoin d’innovation, principalement artistique, c’est déjà un sacré handicap.

L'utilité n'est pas dans la finance

Ces projets de DAO, de financements par des NFT ou des cryptomonnaies sont présentées comme une nouvelle opportunité pour le cinéma indépendant. mais leur structure-même va conduire, pour autant qu’elle réussissent commercialement, à encore plus uniformiser l’industrie, en l’obligeant à produire du sous-Netflix.

J’ai déjà parlé dans de précédentes chroniques des NFT et des cryptomonnaies. Et je continue à croire qu’elles auront une utilité pour l’industrie du cinéma dans un avenir proche. Elle se fera sans doute dans la fintech, dans la billetterie, et dans le marketing. Mais comme outil de financement, elle a tout de la fausse bonne idée.


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