30 Juin 22

Le cinéma belge peut-il être rentable ?

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Ma chronique de la semaine dernière a provoqué quelques réactions. Et, en me relisant, je me rends compte que j’y adopte une posture morale. Et donc aujourd’hui, j’aimerais reprendre la même problématique par l’autre bout. Avec cette question : comment améliorer les chances de rentabilité d’un film ?

Avant de rentrer dans le vif du sujet, faisons un bilan du paysage cinématographique belge francophone. Le constat pourrait se résumer d’une simple phrase: nous n’avons pas à proprement parler d’industrie cinématographique. Attention, je ne dis pas que le secteur n’est pas viable, loin de là. Mais une industrie implique qu’au moins un segment du marché soit financièrement autonome. Idéalement, il devrait même pouvoir couvrir les pertes des autres segments.

Industrie ? Quelle industrie ?

Force est de constater que ce n’est pas le cas. Trop peu de films produits sur notre territoire atteignent la rentabilité. Ce qui réduit la prise de risques et, en conséquence, la diversité de notre cinématographie. La très grande majorité, si pas l’entièreté, de notre production dépend des structures de financement mises en place par les différents niveaux de pouvoir publics. Par la force des choses, ces diverses institutions donnent une direction à ce qui est produit chez nous.

Cela n’est pas dû à une volonté intrinsèque, mais à la structuration du processus de décision, et les règlements, légitimes, que chacune des instances installe. J’espère revenir bientôt sur une analyse chiffrée de cet état de fait.

Mais revenons-en aux faits. Et, pour autant qu’on puisse en avoir, aux chiffres. C’est que, depuis plusieurs années déjà, les données chiffrées, notamment le box-office, ne sont plus disponibles chez nous, pour des raisons dont on reparlera peut-être dans une autre chronique. Il faut donc se baser sur des données très parcellaires, et donc hautement sujettes à caution. Mais elles permettent néanmoins de se faire une idée.

La fréquentation du cinéma belge

Un film belge francophone atteint très rarement les 100.000 spectateurs sur notre territoire. Le dernier en date, à ma connaissance, c’est Les Barons de Nabil Ben Yadir. Une comédie, soit dit en passant. Et qui a maintenant plus de 10 ans.*

La fourchette de la fréquentation de nos films se situe plutôt entre 40.000 pour la partie haute et … 5.000 pour la partie basse.

Parlons maintenant de production. Produire un film coûte cher, ce n’est un secret pour personne. Mais combien ? Un film moyen, en Belgique francophone, se tourne pour entre 1,5 millions et 2 millions d’euros.

Mais il y a moyen de faire moins cher. Combien moins cher ? La création, il y a quelques années, d’une nouvelle ligne de financements en Fédération Wallonie Bruxelles nous donne la réponse. Les films sortis des appels à projets annuels pour les productions légères se font, en moyenne, pour 300.000 euros. Il est très difficile de faire moins. Mais imaginons que cela soit encore possible, avec des équipes réduites à leur plus simple expression, et des compressions sur certains postes. Et mettons la barre à 250.000 euros. En dessous de cette somme, il s’avère impossible de produire un film qui offre des salaires décents à leurs équipes.

Traduction en gros sous

A quelles recettes peut prétendre un tel film ? Cela dépend de beaucoup de facteurs, mais nous admettrons que le potentiel commercial (le want-to-see) soit bien là. Si l’on suit la fourchette actuelle de fréquentation des films belges, et qu’on s’en tient à une moyenne haute, on va estimer que le film peut attirer 20.000 spectateurs en salles chez nous.

Une fois le film fini, et prêt à être commercialisé, deux cas de figure se présentent. Soit le producteur fait appel à un distributeur, soit il décide de le distribuer par ses propres moyens.

Dans le premier cas, les recettes qui reviendront aux producteurs pour chaque ticket vendu sera d’environ 2€. Ce qui peut sembler peu, mais il faut prendre en compte que le distributeur prend des risques, d’abord en accordant parfois un minimum garanti en amont de la sortie du film. Et ensuite, en assurant tous les frais de promotion. Le risque, évidemment, est de ne rien voir revenir de plus puisque le distributeur va fort logiquement se rembourser de ses dépenses avant de reverser au producteur ses recettes. Soit. Gardons ce chiffre de 2€, ce qui nous fait des recettes globales de 40.000 €.

2e cas de figure, le producteur prend en charge le travail de distribution. En ce compris les frais de promotion. Une campagne de promotion d’envergure peut coûter, au bas mot, 15.000 €. Ce à quoi il faut ajouter que le producteur n’a pas les relations privilégiées du distributeur avec les exploitants de salle. Son film sera donc présent, à priori, sur moins d’écrans. D’où, moins de recettes. D’un autre côté, le producteur se passe d’un intermédiaire, et peut donc prétendre à une plus grande part du prix du ticket de cinéma. Disons, la moitié des recettes d’un ticket, au prix moyen de 7€, soit 3,5€.

Faisons le calcul: le film fera sensiblement moins de spectateurs, disons 15.000, à 3,5€, soit 52.500€, dont il faut retirer les 15.000€ de dépenses marketing. Total: 37.500 €. 2.500 € de moins que si il était passé par un distributeur.

Et les autres marchés ?

Bon. Mais la spécificité de notre Fédération est qu’on y parle français, et que nous avons pour voisin un marché 10x plus grand que le notre et plus friand de cinéma: la France.

Ici, pas question de se passer d’un distributeur, bon connaisseur de son propre marché, du tissu de salles et des moyens de promouvoir les films. Mettons encore une fois de côté les questions de minimum garanti, de frais à se rembourser, etc. La part qui “remontera” au producteur risque aussi d’être plus réduite. Disons, 1,5€. Pour que le film rentre dans ses frais avec ce nouveau marché, il faut donc qu’il rapporte 210.000€ au producteur. Et qu’il atteigne donc les 140.000 spectateurs sur le territoire français. Pas impossible, mais plutôt rare. L’avantage de la France, c’est que les chiffres y sont mieux connus. Le dernier film de Bouli Lanners a par exemple franchi cette barre. Les Frères Dardenne peuvent eux compter sur un public fidèle d’environ 500.000 spectateurs par film. Tueurs de François Troukens, n’a pas trouvé son public en France en revanche.

D’autant qu’en cette période post-Covid, les choses sont plus compliquées: un film comme Un Monde a péniblement atteint les 30.000 spectateurs. Le risque de ne pas couvrir ses frais sur ces deux territoires principaux est donc réel. Tablons donc sur un chiffre de 50.000 spectateurs possibles en France, soit 75.000€ de recettes pour le producteur. Nous n’en sommes alors encore qu’à la moitié, à peine, du coût de production.

Restent évidemment les diffuseurs, télés, services de streaming, etc. et les marchés secondaires éventuels. Tout cela peut éventuellement couvrir le reste des recettes. Mais, on le voit bien, cela reste hautement hypothétique.

Je le répète : les chiffres sur lesquels se base cette estimation sont de l’ordre de la spéculation, faute de chiffres vraiment probants. Ils ne servent qu’à illustrer la démonstration. Et ils ne rendent pas compte de la complexité du marché du cinéma, avec ses préachats, ses accords de coproduction, etc.

On est encore loin du compte

Néanmoins, on le voit bien, même avec un budget de production minimal, il est encore aujourd’hui improbable qu’un film belge francophone soit rentable. Et, en tous les cas, l’autonomie, c’est à dire la rentabilité sur le seul territoire national, est très loin d’être une possibilité. En tous les cas, la rentabilité ne reste aujourd’hui possible que sur ce segment de marché de la production légère. Ou du moins y est-elle atteignable.

La question reste de savoir si elle est atteignable à court terme. La réponse, à mon avis, est oui. C’est déjà une réalité sur d’autres territoires de taille similaire où une vraie industrie, variée en genres et en formats, existent: la Flandre ou les pays scandinaves. Mais elle ne pourra se faire que par un effort particulier sur le territoire national, où les marges sont plus grandes pour toute l’industrie.

Les conditions d'une vraie industrie locale

Parce que la question est bien là. Créer une réelle industrie locale doit passer par la recherche de la rentabilité à tous les échelons de la vie commerciale: salles, distributeurs et producteurs. Question d’autant plus pressante que la crise du Covid a mis à mal l’équilibre fragile qui prévalait tant bien que mal jusque là.

Fondamentalement, cela exige de repenser globalement la manière dont les films font leur carrière. Ou en tout cas, de rendre l’écosystème cinématographique capable d’accueillir et de soutenir un cinéma plus protéiforme avec une réelle ouverture d’esprit où les mots “films fauchés”, films grand public, film d’Art et Essai seraient effacés du vocabulaire.

Un écosystème où d’un côté le maillage de salles sera plus serré, et non plus seulement concentré sur les grandes villes et leur périphérie. Et où, de l’autre côté, on viendrait brouiller les cartes des métiers commerciaux du cinéma. Où on pourrait imaginer un métier entre la distribution et la programmation. Une forme de programmation itinérante, partagée dans un large tissu de salles.

Mais cela ne suffira pas. Il faut repenser la presse, les relations avec les communautés cinéphiles. il faut surtout, aussi, entretenir des relations moins conflictuelles, plus organiques entre les divers échelons de l’industrie, exploitants, distributeurs et producteurs. Des relations où le risque serait plus partagé et du coup la coopération plus grande.

Et enfin, il faudrait instaurer une plus grande transparence, par la circulation de données fiables et un traitement de ces données objectif, indépendant. Qu’elles ne servent pas seulement, comme aujourd’hui, à la seule autopromo, mais à un réel pilotage et une mise en évidence de tendances lourdes du secteur.

Raisons d'espérer

La bonne nouvelle, c’est que les initiatives dans ce sens fleurissent : cinémas de quartiers, nouvelles cartes cinéma, initiatives de promotion comme Kinoféroce, la future revue Surimpressions, la plateforme CinemApp, sans compter des initiatives prises par les pouvoirs publics dans les domaines de la diversité, et de la transparence.

La mauvaise nouvelle, c’est que le temps presse. L’industrie cinématographique sort totalement bouleversée de l’épisode lockdown. On assiste à une division nette et rapide entre la grande industrie et nos formes artisanales. Il est donc grand temps de se mobiliser.

Paradoxalement, la solution sera sans doute de produire plus, et pour moins cher. Pour pouvoir encore, à l’avenir, continuer à produire des films à budgets moyens.

* Un distributeur me fait très justement remarquer que deux autres films au moins ont atteint la barre des 100.000 spectateurs en Belgique : Le Gamin au Vélo des Frères Dardenne et Mon Ket de François Damiens.


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