22 Juin 22

“Je n’ai pas fait ce film pour que vous l’aimiez”

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Il y a quelques semaines de cela, j’assistai à la projection, en présence du réalisateur, d’un film très honorable au demeurant, mais passablement âpre. A l’issue de la séance, une dame s’est levée pour dire au réalisateur qu’elle a trouvé son film très dur, un peu étouffant même, et qu’à ce moment-là, elle n’était pas encore sûre d’avoir aimé le film.

La première réaction du réalisateur a été : mais je n’ai pas fait ce film pour que vous l’aimiez. Comme ça. Le plus naturellement du monde. En laissant un grand blanc après sa phrase, pour qu’elle imprègne bien les esprits.

Bien sûr, ce genre de phrase peut faire partie de l’arsenal rhétorique d’un réalisateur en promo. Bien sûr, il a ensuite prolongé sa pensée en disant que ce film était en partie autobiographique et ce qu’il voulait, c’était d’abord retransmettre ses propres sentiments lors des événements qu’il relate.

Il n’empêche : cette phrase continue de me choquer, voire même de me révolter.

Le cinéma sans l'aimer

Ainsi donc, on peut mener un film jusqu’à son terme avec la volonté que les spectateurs ne l’apprécient pas. On peut trouver un producteur, des fonds, des acteurs et actrices, une équipe entière que cela ne gêne pas que le spectateur ou la spectatrice final.e n’en tire aucun plaisir, et donc aucune envie de réfléchir dessus, ou de le partager.

Quitte bien sûr à miser sur un masochisme intrinsèque au spectateur de cinéma, cette position est absolument intenable.

Et on peut, légitimement, se demander d’où vient le fait qu’une telle position soit possible.

Parce qu’il faut bien le dire. A ma connaissance, seul le cinéma se permet un tel mépris de la réception publique, et donc commerciale, de ses produits. Imagine-t-on même le plus revendicatif des ouvriers d’une entreprise ne pas se soucier des ventes de ce qu’il produit ? Même le plus puéril des groupes de musique, ou l’écrivain le plus reclus, espère que ses albums, ses concerts, ses romans, seront écoutés et lus. Tout simplement parce qu’un insuccès amenuise ses chances de produire encore.

Le royaume de la fausse conscience

Pas un cinéaste. Dans le cinéma, et singulièrement dans le cinéma dit “de création”, des carrières entières peuvent se faire sans qu’un seul film ne soit rentable. C’est valable pour les cinéastes, mais aussi pour les chef-opérateurs, les ingé-son, et beaucoup d’autres métiers.

C’est que, pour retourner une maxime célèbre, le cinéma est une industrie. Par ailleurs c’est aussi un art. On en a déjà parlé dans une chronique précédente, les artistes se croient toujours être à l’avant-garde, sans se rendre compte de leur statut de prolétaire. C’est exactement cela leur problème. Pendant qu’ils et elles se drapent dans leur statut d’artiste, à faire des films non rentables, pour lesquels ils ne toucheront donc que leur salaire, leur minimum garanti sur les droits d’auteur, et quelques miettes, une industrie prospère. Celle de la production audiovisuelle, dont on a déjà vu qu’elle tire le maximum de ses revenus de la production en elle-même.

Et donc, oui, on peut, sans se choquer, laisser des auteurs continuer à dire qu’ils font des films contre leurs spectateurs. Après tout, pourquoi pas ? L’industrie continue à tourner. Sauf pour le reste de la chaîne: les distributeurs, les exploitants de salles, etc.

Et pourtant, ça tourne

Remarquons d’ailleurs que même la question de la distribution devient aujourd’hui secondaire. Devant le filtrage de plus en plus sévère des distributeurs “indépendants” qui ont, malgré tout, eux, une exigence de rentabilité, de plus en plus de producteurs ont trouvé la parade : distribuer eux-mêmes leurs films. Plus besoin d’être rentable, juste de couvrir ses frais. Au besoin en allant pêcher dans le marché de la distribution l’un ou l’autre “gros poisson” qui épongera les pertes des productions maison.

Le tout affaiblissant bien sûr le reste des distributeurs, et les exploitants, encore eux.

Sans vouloir tirer sur l’ambulance, revenons à notre cinéaste du début. Il y a quelques jours à peine, je tombais sur une de ses publications qui enjoignait les spectateurs à aller voir son film en salles, (et remerciait au passage les - assez rares il faut bien le dire - spectateurs qui y ont été). En ajoutant que c’était là le seule forme “naturelle” - entendez, valable - de voir son film.

Voilà donc une injonction morale qui s’ajoute à la peine : tu vas souffrir, et en plus tu vas payer pour ça, parce que sinon, tu seras un mauvais cinéphile. A ce niveau de pénitence, on finit par se demander par quel miracle les cinémas Art et Essai arrivent encore à être plus peuplés que les églises.

La question du désir

Bref, il y a là un biais, dont le film en question n’est qu’une des nombreuses illustrations. Ce biais, on peut le résumer par une phrase: il est tout à fait possible de produire un film sans jamais se soucier de sa réception. Sans, à aucun moment, se poser la question du désir.

Il existe pourtant une expression parfois utilisée dans le monde du cinéma. Une expression aussi bateau que la réalité qu’elle recouvre : le “want-to-see”.

Mais ce qui a d’extraordinaire avec cette expression, c’est qu’elle est surtout utilisée a-posteriori, comme explication de l’insuccès d’un film : il n’y avait pas de want-to-see. Malgré tous les efforts de promotion, tout l’argent dépensé en marketing, le désir n’était pas là. Comme si tout cela était un impondérable, comme une grève, une épidémie, une inondation. Qui aurait pu prévoir qu’il n’y aurait pas de “want-to-see” ?

Voilà bien la clé ultime du problème: quand une industrie en arrive à ne se poser la question du désir qu’à la fin du cycle de création d’un produit aussi onéreux qu’un film, elle devrait se poser des questions sur son mode de fonctionnement.

Plaidoyer pour le marketing

Réintroduire des questions aussi essentielles que “Pour qui est ce film ?”, “Y a-t-il un public qui désire le voir ?”, ou même plus prosaïquement d’un modèle économique autour de ses créations et ce en amont de la production n’est pas une insulte faite aux créateurs. C’est un respect qu’on se doit d’exiger en tant que spectateurs.

Et, à ceux que j’entends déjà hurler que c’est ouvrir la voie aux sirènes du bassement commercial, que cela risque d’abaisser la qualité globale des films et abêtir les spectateurs, que c’est porter atteinte à la liberté artistique au nom de l’argent, je rappellerai juste un fait: la grande majorité des films tournés par Eric Rohmer ont été rentables. Ce qui lui a donné la plus grande des libertés qu’aucun autre cinéaste de la Nouvelle Vague n’a pu approcher. Pas même Truffaut.


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