L’autre jour, par l’un de ces hasards mystérieusement calculés par les réseaux sociaux, je tombais sur le post d’un jeune aspirant acteur qui posait une question saugrenue : “Quelqu’un peut-il me recommander un agent artistique ? Je voudrais me vendre à Gaumont.”
S’en est suivie une longue discussion au cours de laquelle est réapparue une vieille légende urbaine. A savoir que le métier d’agent artistique était interdit en Belgique car il y est apparenté à du proxénétisme.
Rien ne vient étayer cette légende. Le métier d’agent artistique est bien légal en Belgique, même si sujet à une autorisation. La réalité est qu’il en existe même, en Flandre. Mais, à ma connaissance, pas, ou aucun de sérieux, en Belgique Francophone.
Légende urbaine
La raison en est, à mon avis, bien plus prosaïque. Comme beaucoup de choses chez nous, le métier est tout simplement phagocyté par le marché français. Quiconque espère travailler en France doit s’adjoindre les services d’un agent Français, où le métier est une porte d’entrée presque obligatoire pour un acteur. Et ceux-ci gèrent aussi (tant bien que mal) les contrats belges.
Tout au plus a-t-on quelques agents de casting, qui gèrent peu ou prou les fonctions d’agent si nécessaire.
Il y a néanmoins lieu de se poser la question : d’où vient cette légende urbaine ?
Car, même si elle n’est pas étayée, elle n’est pas totalement sans fondement. En première analyse, le métier d’agent d’artiste est celui d’un entremetteur. Son rôle est de négocier les conditions, principalement tarifaires, de l’intervention d’un comédien, d’une comédienne, d’un réalisateur ou d’une réalisatrice sur un projet. Rôle pour lequel il ou elle prend une commission. Par un raccourci un peu rapide, on peut donc estimer qu’il s’agit d’une personne qui se paie sur la travail d’une autre. L’une des caractéristiques du proxénétisme, certes.
Mais le terme de proxénétisme ne s’utilise que dans le cas de la prostitution. Alors d’où vient ce rapprochement, légèrement diffamant ?
Proxénétisme ?
Bien sûr les vagues d’accusations récentes, dans lesquels des agents ont soit ostensiblement fermé les yeux soit, dans le cas de certaines des accusations de Metoo Garçons, ont été les abuseurs, ont fait ressortir tout ce pan dégueulasse de la production cinématographique. Et cela n’a pas redoré le blason de ce métier ténébreux, accusé de pourvoir les puissants du milieu. Et pas que dans le cinéma. Le préjugé colle au métier depuis l’existence des imprésarios de théâtre, au 17e siècle.
C’est probablement ce côté pourvoyeur de chair fraîche, couplé à cette participation, en partie autoproclamée, au petit monde de ceux qui « font » le cinéma, qui donne au métier sa réputation si peu flatteuse.
Reste qu’il y a toujours lieu de s’interroger, avant de se demander quel est leur rôle réel dans l’économie du cinéma, sur les raisons qui font entrer les agents dans les cénacles du pouvoir du petit monde de l’audiovisuel.
L’exemple Besnehard
Pour y répondre, prenons l’exemple le plus emblématique de ce métier : Dominique Besnehard.
L’ex-agent, devenu producteur, et toujours personnage médiatique de premier plan, a fait l’objet d’une enquête récente dans Télérama, sous le titre “L’agent trouble du cinéma français”.
Pas de réel scandale susceptible de lui valoir un procès à l’horizon, ni de révélations fracassantes. Juste la description d’une personne qu’on dira “entière” mais qui révèle assez ce qu’est ce métier.
Car Besnehard, du milieu des années 80 au milieu des années 2000, ça a été le faiseur de stars. Le roi du casting sauvage, l’entremetteur parfait.
On découvre, au fil des pages qui lui sont consacrées, un personnage qui prend conscience de son pouvoir, et qui s’attache à l’entretenir.
En se rendant émotionnellement indispensable auprès de ses clients, d’abord. Les quelques citations de Béatrice Dalle à se sujet sont éclairantes. Et la multiplication de la phrase “c’est un ami” qu’il utilise à longueur de temps, fait partie intégrante de toute parodie de Besnehard qui se respecte.
Au point que, il l’avoue lui-même, il a souvent confondu sa vie privée et sa vie professionnelle. L’article décrit ainsi plusieurs exemples de personnes dont la carrière s’est arrêtée net parce qu’elles ont repoussé ses avances ou ont fait un commentaire sur un geste déplacé de l’agent. La cancel culture n’a décidément pas attendu le wokisme pour sévir. Mais elle n’était alors que l’apanage des puissants.
La création du Talent
Mais, quand on parle de Besnehard, le mot qui y est le plus accolé, est celui de talent. De découvreur de talents à ses débuts, il est devenu le plus grand représentant des talents. Réformateur du métier d’agent artistique en France, il est en quelque sorte celui qui a le plus contribué à ce glissement sémantique. Les agents artistiques ne sont plus ceux qui débusquent le talent chez quelqu’un, ils représentent ceux qui sont des talents.
Et ce glissement sémantique est au centre de leur pourvoir, symbolique et économique.
On le sait, le talent est une invention dont l’objectif est de créer de la distinction et de la rareté. Être un talent est donc être un objet rare, une pépite dont le découvreur ou le détenteur est en droit de tirer le meilleur prix.
Avoir la main sur des gens qui ne sont pas des travailleurs, mais des “talents”, c’est exercer un double pouvoir. D’un côté celui de nommer qui mérite d’être un talent, de l’autre celui de valoriser sa marchandise. Un talent n’est pas un travailleur comme les autres. Un talent fait un film. Et donc, un talent doit être payé beaucoup plus cher qu’un travailleur.
Et c’est ainsi que flambent les devis. En créant cette distinction entre travailleurs indispensables (réalisateurs et acteurs) et travailleurs dispensables, se crée un univers où il est parfaitement normal qu’on accède à tous les désidératas d’acteurs et réalisateurs (par agents interposés) et à des salaires qui seraient jugés indécents dans n’importe quelle autre branche d’activité. Tout cela sans que personne n’y trouve à redire.
Et c’est aussi comme cela qu’on se retrouve avec des aspirants acteurs qui cherchent des agents pour “se vendre” à Gaumont. Puisqu’avoir un agent équivaut à “être un talent”, ne reste plus à cet agent qu’à vous vendre au plus offrant.
A quoi sert un agent ?
Mais cela ne nous dit toujours pas à quoi sert vraiment un agent.
C’est que, contrairement à la vision glamourisée proposée par la série Dix Pour Cent (initiée par Dominique Besnehard, d’ailleurs), cela ne consiste pas uniquement à être une épaule pour les peines de coeurs d’artistes, ou d’atténuer leurs accès de vanité (qu’ils contribuent à créer).
Non, leur rôle va bien au-delà de cette vision de nounous de luxe, surpayées. Il y a tout un travail de négociation de contrats, de droits d’auteur, de pourcentage de recettes, bref toute une inflation administrative à gérer, pour le coup purement capitaliste puisqu’on crée de l’inexistant (l’image, la valeur du talent, le droit de suite, etc…).
Toutes choses créées de toutes pièces par la fiction du talent, par lequel un métier parvient à s’auto-justifier, et à en tirer du même coup, du pouvoir.
Il y a un homme qui a parfaitement décrit ce genre de métier qui s’auto-justifie dans une pure inflation de procédures. Ces métiers qui, dès qu’on en gratte un peu le vernis, révèlent leur nature creuse et inutile. Il s’appelait David Graeber, et il a donné un nom à ce concept, bien plus réel que celui de talent : bullshit jobs.